Les
tresseurs de corde qui compte 240 pages, nous situe dans un pays africain
imaginaire, la République du Bokéli, dirigé par un pouvoir révolutionnaire dont
le guide philosophique, le victorisme, « préconise une méthode d’action qui
conduit infailliblement à la victoire ».
Trabi, le
héros du roman, s’est engagé dans le victorisme depuis l’université. Devenu
ingénieur, il est affecté d’abord comme enseignant dans un lycée d’où on le
retire peu après pour le nommer directeur de société. En raison de sa
formation, Trabi aurait souhaité travailler à la campagne. « Mais comme la
révolution doit bouleverser les structures pour tuer le carriérisme et
décourager la corruption, il faut, se dit-il, que le bon militant accepte de faire
n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où ».
Conscient
d’appartenir au camp des vainqueurs, il se félicite – comme la plupart des
jeunes cadres, militants clandestins d’hier, triomphateurs d’aujourd’hui –
d’avoir misé juste en combattant le colonialisme et l’impérialisme.
Aussi lui et ses amis se font-ils les défenseurs zélés d’un Etat tout neuf engendré du jour au lendemain par des « textes de base » élaborés fiévreusement par quelques initiés. Ils s’engagent à « bâtir une Société inédite, sous la ferme direction du Président Fioga dont les militants crient le nom sur les ondes, dans les rues, les écoles et les marchés, et accrochent le portrait dans les bureaux et même les salons ».
Aussi lui et ses amis se font-ils les défenseurs zélés d’un Etat tout neuf engendré du jour au lendemain par des « textes de base » élaborés fiévreusement par quelques initiés. Ils s’engagent à « bâtir une Société inédite, sous la ferme direction du Président Fioga dont les militants crient le nom sur les ondes, dans les rues, les écoles et les marchés, et accrochent le portrait dans les bureaux et même les salons ».
Le jeune
ingénieur agronome ne manque ni de courage ni de lucidité. S’il ne ménage pas
dans ses critiques les dirigeants qui transforment le « Noyau » du Parti unique
victoriste en un club de profiteurs, il est néanmoins convaincu que le régime
en place est le meilleur et qu’il ne connaîtra pas de déclin. Militant ardent,
sincère et passablement naïf, il n’échappe pas aux contradictions entre les
idées proclamées et les réalités sociales. Mais le compagnon Trabi est «
idéologiquement au point », sait « sérier les contradictions » et approuve sans
réserve, au nom de la discipline du Parti, la violence révolutionnaire qui
s’abat sur les réactionnaires ; il ne se dérobe à aucune exigence de la
révolution.
Jusqu’au
jour où il découvre subitement et par hasard que la machine infernale s’apprête
à l’écraser. Il doit quitter précipitamment la capitale pour échapper à la
police politique, à la suite de la « découverte d’un complot réactionnaire » où
il flaire un vulgaire et cruel règlement de comptes.
Le compagnon
Trabi compte gagner le Gotal, un pays voisin ; mais sa fuite à moto est
interrompue par un accident.
Blessé à la
jambe, il trouve refuge dans le village de PrékétoTchè, non loin de la
frontière. A la réunion du Comité Révolutionnaire qui doit se prononcer sur son
cas, le sens de la tradition l’emporte sur les scrupules d’un militantisme
aussi pointilleux que grégaire, et on lui accorde l’hospitalité pour quelques
jours.
Grâce aux
soins attentifs de la jeune Myriam, Trabi retrouve progressivement l’usage de
sa jambe, en même temps qu’il s’efforce de se rendre utile à la communauté en
mettant sa compétence d’agronome et sa connaissance des moyens de traitement
naturel de certaines maladies au service de ce monde rural inondé de discours,
communiqués, slogans et autres mots d’ordre révolutionnaires incompris et
inopérants, où l’ignorance le dispute en profondeur à la misère.
Rétabli,
Trabi se révèle un redoutable karatéka et devient le champion de lutte de
PrékétoTchè. Des relations de profonde affection s’établissent entre lui
et quelques villageois ; entre lui et Myriam plus particulièrement. Il pense
pourtant déjà à quitter le village pour se rendre au Gotal mais accepte de
rester quelques jours pour prendre part aux côtés des jeunes de PrékétoTchè à «
la lutte de la grande tradition » qui doit les opposer à ceux de Prékéto Bé, un
village voisin. Avec la complicité des villageois, Trabi échappe plus d’une
fois aux soldats lancés à ses trousses. Sous sa conduite, l’équipe des lutteurs
de PrékétoTché (Prékéto le petit) remporte une éclatante victoire qui met fin à
une humiliante subordination à Prékéto Bé (Prékéto le grand). PrékétoTché
arracha à son rival le nom de Prékéto Bé.
Ainsi, grâce
au séjour de Trabi, PrékétoTché, devenu Prékéto Bé, se trouve transformé,
retrouve la joie de vivre et le goût de la liberté.
Trabi se
décide donc à partir, avec la bénédiction des villageois. Mais sa contribution
positive à la vie communautaire et son succès lui valent quelques inimitiés.
Aussi ses ennemis le dénoncent-ils au lieutenant Assouka qui, la veille de son
départ, fit nuitamment irruption dans le village avec une escouade de douze
hommes. Le fugitif ne réussit pas à échapper à ce coup de filet, mais le
village, solidaire, s’oppose héroïquement à son arrestation.
Cet
événement amène Trabi à prolonger son séjour dans le village. Il se prépare à
épouser Myriam lorsque des mercenaires venus de l’extérieur pour « déstabiliser
» le régime du Président Fioga s’attaquent à Prékéto Bé. Il joue un rôle de
tout premier plan dans la lutte victorieuse contre les agresseurs. Le Président
Fioga, venu en personne saluer le patriotisme et le militantisme
révolutionnaire des habitants de Prékéto Bé, le gracie.
On apprend
plus tard qu’en fait Trabi n’a jamais été condamné. Il a été purement et
simplement acquitté par le Tribunal qui a jugé les comploteurs. On a découvert
qu’il n’a aucun lien avec les comploteurs et que son seul tort est de porter le
même nom que leur chef. Ceci explique pourquoi on a demandé aux soldats de ne
plus s’intéresser à lui et la facilité avec laquelle le Président l’a gracié.
Alors, une
fuite pour rien ? Certainement pas, puisqu’elle est source de salut pour les
Prékétois autant que pour le fugitif. Ce dernier, nous l’avons vu, a contribué
à un changement appréciable de l’existence de ceux qui l’ont recueilli, en
montrant à ces laissés-pour-compte de la révolution victoriste que la misère
n’est pas une fatalité, et en insufflant un dynamisme nouveau à cette
communauté minée par la maladie, l’ignorance et la division. Quant à lui-même,
son séjour de quelques semaines dans ce village l’a profondément transformé. «
Il a l’impression, écrit l’auteur, de renaître dans un monde nouveau, à la fois
émerveillé et troublé de la générosité des humbles. Il comprend mieux le
fondement de leur invincible puissance. Cette fois-ci, pour Trabi, il ne s’agit
plus, comme au moment de sa conversion au victorisme, d’une adhésion
intellectuelle à des idées chocs, d’un enthousiasme de militantprêt à s’engager
dans la lutte révolutionnaire, mais bien d’une illumination décisive, d’une
découverte existentielle. « Quel sens aura désormais ma vie si je ne la mets au
service de ces hommes ? » se demande-t-il.« (…) Et Trabi de s’élancer dans un
rêve grandiose de fraternité par delà les idéologies, les différences de
classes, les conditions de vie, un rêve dans lequel les hommes unis triomphent
de la misère et de la haine, de la maladie et de l’ignorance. »
A LIRE EGALEMENT
- LA BIOGRAPHIE DE JEAN PLIYA
- RESUME DE L'OUVRAGE : UNE VIE DE BOY
Vivre heureux au présent
Les
tresseurs de corde constitue un implacable réquisitoire contre le totalitarisme
qui, au nom de la liberté et du bonheur des peuples qui le subissent, aliène et
détruit l’homme.
Dans son
refuge, Trabi prend conscience du gouffre qui sépare l’élite politique et
intellectuelle de son pays de la masse des paysans. Comment, en effet, peut-on
prétendre conduire un peuple au bonheur si, au préalable, on ne pèse le poids
de ses traditions, la force de ses coutumes, les détours de ses pensées ; si
l’on ignore ses conditions de vie, ses problèmes quotidiens, ses besoins
primaires ?
« Un chef,
dit l’un des personnages du roman, mérite le respect si, tel le tresseur de
corde, il donne les moyens de calmer la faim et la soif, de chanter, le soir,
autour d’un feu. Si le cordier oublie comment ceux qui l’ont précédé tressaient
leur corde la sienne ne conviendra sûrement pas au puits de son village. Il
faut qu’il mélange bien les fibres les unes aux autres, les tresse avec soin,
arrête une longueur convenable, décide du moment où la corde sera prête et
accepte enfin de la réparer quand ce sera nécessaire. Si, par malheur, il la
garde jalousement pour sa seule famille ou pour s’enrichir, il devient l’ennemi
de la paix et de la vie. »
Au regard
des réalités du Bokéli profond, le victorisme apparaît comme un fantasme
logorrhéique, un bruit de langage suscité par les ambitions inavouées d’une
minorité d’activistes prétentieux et cyniques. De ce fait, le régime fondé sur
cette idéologie se trouve condamné, pour légitimer son pouvoir et assurer sa
pérennité, à promettre le bonheur pour demain.
Pour Jean pliya qui est aussi – il convient de le rappeler – l’auteur de La conquête du bonheur, un essai de psychologie pratique paru en 1982 et sous-titré « Victoire par la pensée créatrice et la force de l’esprit », vivre heureux doit pouvoir se conjuguer au présent, et toute révolution qui ne répond pas à cette exigence n’est que pure démagogie. Chaque génération a droit au bonheur, « car, comme l’écrit A. de Saint-Exupéry cité en exergue, ce que tu fondes en fin de compte, c’est ce vers quoi tu vas d’abord… ce dont tu t’occupes et rien de plus. Même si tu t’en occupes pour lutter contre. Je fonde mon ennemi si je lui fais la guerre. Je le forge et je le durcis. Et si je prétends vainement au nom de la liberté future renforcer ma contrainte, c’est ma contrainte que je fonde. Car on ne biaise pas avec la vie. On ne trompe point l’arbre : on le fait pousser comme on le dirige. Le reste n’est que vent de paroles. Et si je prétends sacrifier ma génération pour le bonheur des générations futures, ce sont les hommes que je sacrifie… Je les enferme tout simplement dans le malheur. Le reste n’est que vent de paroles. »
APrékéto,
Trabi a découvert la fragilité du système dont il était le défenseur
inconditionnel. Si, à la fin du roman, il n’a pas le courage de se demander si
c’est le victorisme lui-même qui est en faillite ou la manière dont on le met
en pratique, il a néanmoins compris que « le sauvetage de l’humanité dépend de
la réussite ou de l’échec de l’aventure de chaque homme ».
Un humanisme rousseauiste
Les
tresseurs de corde, par sa structure, laisse apparaître un déséquilibre entre
la partie urbaine et la partie rurale de l’expérience du héros. La première,
qui en réalité couvre plusieurs années, nous est racontée en deux chapitres ;
la seconde, qui ne dure que quelques semaines, s’étend sur seize chapitres.
Dans l’organisation du récit, l’auteur accorde de toute évidence plus d’intérêt
à cette dernière, dans l’intention – me semble-t-il – de faire ressortir le
surplus d’humanité qui distingue le monde rural du monde urbain.
En effet, la
ville nous est présentée comme le théâtre d’un activisme stérile, des calculs
cyniques, de la fausseté. L’insécurité y est permanente. La peur et la
suspicion y dénaturent les rapports humains. L’amour n’y est le plus souvent
qu’un passe-temps où la recherche du plaisir et des prouesses physiques
rejettent les sentiments au second plan.
Le monde
rural apparaît par contre comme celui de la chaude hospitalité, de la
solidarité des humbles, de l’invitation à recevoir le don gratuit, des liens
invincibles que tissent l’amitié, le respect de l’autre et la pudeur, et enfin
de l’offrande de soi qui triomphent de la loi de l’argent et du vide des
conventions stériles. Bref, au village, l’homme paraît à Trabi plus
authentique, plus vrai, plus naturel.
Mais
l’humanisme rousseauiste de Jean Pliya ne se résume pas à cette opposition
entre la ville et la campagne. Il consiste aussi en la foi de l’auteur dans la
nature qui, selon lui, est le premier atout le plus important de l’homme.
Ainsi, grâce aux vertus de l’argile, de l’oignon et du citron, Trabi parvient à
soulager les maux des villageois et à redonner la joie de vivre à ceux qui ont
perdu tout espoir en la vie.
On retrouve
ainsi la passion de Jean Pliya pour les recherches en matière d’hygiène de vie
et de traitement par les moyens naturels, passion qui s’est traduite par la
création de l’Association des Harmonistes du Bénin et la publication
d’opuscules tels que Alimentation de santé en Afrique Tropicale (en
collaboration avec Rose Pliya, son épouse) et Guide pratique pour une cure de
désintoxication.
L’écriture est un tissage
Malgré la
variété des genres abordés par Jean Pliya, son œuvre est d’une remarquable
unité. Dans son théâtre, ses nouvelles, ses essais et ce roman, il s’agit
toujours pour l’écrivain de s’opposer à l’aliénation, de lutter contre
l’ignorance, pour faire triompher la liberté et la vie. Cela explique que les
mêmes idées sont souvent reprises, développées, approfondies, réactualisées
d’un ouvrage à l’autre, comme on peut s’en rendre compte en comparant, par
exemple, « La palabre de la dernière chance», nouvelle parue dans Le chimpanzé
amoureux (1977), au roman qui retient ici notre attention. Si contrairement à
la nouvelle vague d’écrivains africains, Pliya semble s’attacher à un
classicisme formel, son œuvre n’en est pas moins actuelle qui reste en prise
directe sur les problèmes cruciaux de notre temps et qu’il tisse en dehors de
tout snobisme littéraire avec la patience et la ténacité d’un … tresseur de
corde.
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